Le 17 octobre 2019 une série de manifestations éclatent au Liban et s’étendent rapidement sur tout le territoire, formant ce qui va être décrit comme le soulèvement populaire le plus important de l’histoire du pays. Hommes et femmes de toute classe sociale, âge, profession, niveau d’éducation et confession religieuse ont occupé les rues, les places et les institutions pour manifester, discuter et planifier leurs actions dans un pays miné par des conflits confessionnelles depuis 45 ans (pendant et après la guerre civile de 1975-1990). Une révolte, aussitôt appelée révolution par ses meneurs, et qui défiait avec force la classe politique clientéliste, sectaire et corrompue. Cette classe politique responsable de la stagnation de leur économie, de la confiscation de leur argent par les banques qu’elle gérait, des échecs consécutifs des gouvernements à fournir des services de base à la population, tels que l'électricité, l'eau et l'assainissement.
À vrai dire, le
17 octobre 2019, les Libanais se sont davantage révoltés contre eux-mêmes,
contre leur silence et leur asservissement à la classe politique plutôt que
contre cette dernière.
Il n’y aurait
probablement meilleure description de leur conduite à l’égard de cette classe,
et ce dès la fin de la guerre civile, que de dire qu’ils ont passé « un pacte
avec le diable » pour en finir totalement avec la guerre. Une classe politique
déliquescente formée des seigneurs de guerre, qui se sont recyclés en
« seigneurs de paix » et ont gouverné le pays depuis, en s’octroyant
une amnistie générale sur tous leurs crimes de guerre. Comme si les libanais
ont à l’époque dit au diable : « Prends tout ce que tu veux, à
condition que nous ne revenions pas à la guerre civile ». Et c'est ce
qui s'est passé, peut-être grâce à eux et non pas au diable, mais ils sont
restés convaincus que c'était grâce à lui, au moins en leur épargnant son plus
grand mal.
Bien sûr, leur
conviction n'était pas complète, et ils ne se faisaient pas d'illusions à ce
propos. Ils répétaient tout le temps que la guerre se déroulait sous
différentes formes, et des « petites guerres » éclataient dans leur
pays d’un temps à autre et dans des lieux différents de leurs territoires.
Cependant, ce n'était pas à leurs yeux la "Guerre" atroce qu’ils ont
vécu une quinzaine années durant.
Dès lors, tout
les conforte dans cette conviction, même, paradoxalement, la guerre en Syrie au
plus près de leur frontière, avec tous ses effets dévastateurs pour les deux
peuples syriens et libanais. Au départ, il l’estimait capable d’arracher leur
pays au plus profond de ces racines, quand ceci ne s’est pas produit, ils se
sont retournés sagement aux termes de ce pacte maléfique.
Cette histoire
ressemble malheureusement en tout point à celle qu’on lit dans les contes sur
les diables ou les sorcières. On se remet totalement à leur bonne volonté
tandis qu’eux réaliseront notre rêve un jour et prennent le prix des années
plus tard. Les libanais connaissaient parfaitement la morale de
l’histoire : celui qui accepte le pacte serait toujours perdant, parce
qu’il a tout simplement « vendu son âme au diable. »
À la veille de
leur révolte, les Libanais ont réagi comme s’ils constatent d’un coup qu’ils
sont eux les vrais responsables de cette situation. N’avaient-ils pas contribué
à cet état de pourrissement, ne serait-ce que par épuisement, par désespérance,
ou par lâcheté ? Tout le monde a participé bon gré mal gré à ce jeu satanique,
sinon le pays n’aurait pas atteint ces abysses. L’intensité avec laquelle la
révolte s’est répandue en 2019, subitement et sur tout le territoire libanais
laisse deviner ce sentiment d’exaspération et cette rébellion contre toutes ces
années d’asservissement et d’humiliation : les libanais
déclarent enfin leur intention de briser ce
« pacte » infâme !
Et parce que la
morale de ce type des contes invoque également que celui qui met sa main dans
celles d'un diable savait à quoi s’en tenir dès le départ, les Libanais
semblaient prier à haute voix tout au long de leurs mobilisations pour la
« pénitence ». Ils se sont même adonnés à cœur joie à exprimer leur
grand enthousiasme devant leur remise en cause par leurs enfants et la jeune
génération en général, qui leur disaient avec incrédulité, et non sans un brin
de mépris : « Comment avez-vous accepté tout cela durant toutes ces
années sans rien dire ou faire ? » Leur enthousiasme ressemblait
plutôt à l’expiation des « péchés » qu’à la fierté à l’égard de leurs
enfants.
Comme les contes
et les mythes donnent toujours une interprétation déformée des faits réels,
l'histoire du pacte avec le diable trouve son explication dans des pratiques
réelles des Libanais depuis la guerre : sectarisme exacerbé, agression
confessionnaliste de l'autre en paroles et en actes et culte de personnalité à
l’égard de la classe politique. D’ailleurs, une grande partie d’entre eux se
sont impliqués directement dans des actes frauduleux, tirant profit d'une forme
ou d'une autre de corruption, des pratiques du gaspillage et d'extravagance, de
vivre au-dessus de ses moyens pour exhiber des richesses, ou pour profiter du
jeu des intérêts et ainsi pouvoir entrer dans les cercles proches du pouvoir.
Ce qui ne manque pas de nous rappeler les tentations de diable !
Cependant, le
"péché" des Libanais n'a pas commencé au début de ces trente
dernières années, mais bien avant et à des périodes avancées de la guerre
civile. En effet, ils ne se sont pas soulevés lorsqu'ils ont réalisé que la
poursuite de la guerre sert exclusivement ces seigneurs de guerre, tout en
détruisant ce qui restait de leur pays, de leurs biens et de leur existence en
premier lieu. A l'inverse, ils ont continué à accepter docilement cette
situation.
Et voilà
l'essentiel : depuis les années 80, des études en sociologie politique
qui stipulent que l'adaptation des citoyens aux guerres civiles serait la cause
principale de leur pérennité. Il est à noter que ces recherches se sont
principalement développées en se basant sur l’étude de l'expérience de la
longue guerre civile au Liban.
En effet, et en
raison de la peur de la violence meurtrière, les citoyens évitent
progressivement de revendiquer leurs droits, ou de demander l’arrêt de la
violence et la guerre. Ils recourent par contre à une sorte de normalisation de
l'absurde. Ils gèrent ainsi leur vie en s'adaptant constamment aux situations
qui se présentent à eux, aussi aberrantes soient-elles. Cela assure en
conséquence un terrain propice à la poursuite de la guerre, mais aussi au
développement de l'une des pires représentations politiques et de la
propagation de l'économie de corruption. Ce qui s’est exactement passé au
Liban, et avait vite abouti à un système à allures mafieuses saillantes.
En d'autres
termes, les Libanais ont eu recours à une sorte de déni de toutes les atrocités
qui se passaient dans leurs vies et autour d'eux, afin de concentrer leur
attention sur leur vie quotidienne et assurer leur survie, quel qu'en soit le
prix. Pas d'électricité, donc bougies ou éclairage en utilisant des batteries
d’appoint, et quand la solution de l’abonnement individuel aux générateurs
électriques leur était proposée, ils l’ont adopté sans hésitation, ils en
étaient même très contents ! Pour assurer les dépenses croissantes de leurs
familles, ils travaillaient dans deux ou plusieurs métiers. Une majorité
d’entre eux s'appuient sur des transferts d’argent de leurs familles à
l’étranger, tandis que d’autres empruntent de l’argent aux banques pour la consommation
(ces banques qui les savaient corrompus avant leurs récents scandales et tout
ce que les économistes et les activistes leur expliquent maintenant).
Tout cela en plus
de l'eau qu'ils payaient deux, voire trois fois à cause de la pollution de
l'eau potable, et les abonnements aux services de télécommunication les plus
chers au monde. En résumé, ils se sont accommodés de tout, surtout des
pratiques scandaleuses de l'oligarchie financière mafieuse au pouvoir, qui
géraient toute cette économie parallèle aboutissant à la destruction de leur
pays, leur économie, et leur environnement.
Trente ans plus
tard, ils se réveillent et voient au grand jour la junte politico-financière
bien enracinée dans le pouvoir, confisquant allègrement l’avenir de leurs
enfants, leur santé, détruisant littéralement le sol sous leurs pieds,
noircissant et infectant l'air qu'ils respiraient et l'eau qu'il buvait.
Et exactement
comme dans les contes, certains ont refusé dès le départ de se plier aux termes
du jeu, individuellement ou en petits groupes, parmi lesquels beaucoup de
femmes qui se sont toujours mobilisées pour le bien vivre, le pouvoir d'achat,
l’environnement, et contre le sectarisme. Ils et elles exerçaient tout au
long de ces années ce qui ressemblait à une désobéissance civile ; ils et
elles refusaient constamment de contracter des abonnements à prix exorbitant
pour l'électricité ou les téléphones portables ; d’entrer dans la spirale
d’emprunts pour la consommation, ou enfin de traiter l’autre comme un ennemi
parce qu’il appartient à une autre confession religieuse.
Certains ont
haussé la voix, écrit, manifesté, éduqué des générations contre la classe
politique, et ont bravement résisté au système dominant et aux comportements de
leurs compatriotes. Ils et elles ont mené depuis la fin de la guerre nombre de
mobilisations à grand impact mais sur des courtes périodes faute d’être rejoint
par le reste de la population. Surtout après la grande mobilisation populaire
de mars 2015 suite à l’assassinat du premier ministre Rafic EL HARIRI. Cette
mobilisation aboutira au retrait de la force armée syrienne du pays sur lequel
le régime syrien avait la mainmise depuis 1976, mais malheureusement, les
mobilisations se sont arrêtées là, laissant la classe politique alliée de ce
régime en place.
Ceux-là ont ainsi
commencé à construire de petits îlots qui se sont agrandis petit à petit pour
promouvoir des sub-cultures de résistance, des bonnes pratiques dans leur
entourage, et à l’adresse de ceux qui veulent bien les entendre et suivre leur
exemple. La majorité de ces acteurs de changement étaient sans doute les
meneurs et les meneuses des mouvements populaires d’octobre 2019.
Mais ceux-là
n'étaient-ils pas auparavant décrits par tous les autres comme des rêveurs, des
désespérés, des traîtres à leurs confessions ou des loosers ? Beaucoup
n'ont-ils pas été exclus des centres d'action et de décision politique ou
économique ? N’étaient-ils pas comme ces personnages de contes qui seuls
s’obstinent à prêcher un peuple qui ne les regarde pas que pour s'agacer de
leurs paroles, leurs voix, ou pour se moquer d’elles ?
Quant à
aujourd'hui, après que les Libanais se sont enfin révoltés contre le
« diable », le combattront-ils jusqu'au bout pour retrouver leur
salut, ou va-t-il les vaincre d'un coup fatal ? les aspirations sont tapies au
plus profond de leurs âmes, mais l’attente est terrifiante et elle les
fait constamment osciller entre petits espoirs et grandes peurs.
Cela explique en
partie l’arrêt progressif des mobilisations au début de 2020, puisque aucune
personne sensée ne se décide volontairement à mener une bataille de mort ou de
vie contre le diable, comme l’était la bataille d’octobre 2019, puisque les
Libanais ont bien compris qu’il n’y avait plus de compromis possible avec ce
« diable » ; avec cette classe politique décadente.
Malheureusement,
les contes ne suggèrent que rarement un salut heureux à ce type de pacte, et
incite plutôt à prendre la fuite ou à se remettre à la bonté divine.
Effectivement, les Libanais prennent la fuite en immigrant massivement jusqu’à
présent, ou bien se résignent fatalement à l’horreur en restant dans leur
pays ! Ils se replient ainsi en attendant de connaître la fin de ce conte
d’horreur, levant leur index face au diable en l’avertissant :« Nous
t’avons à l’œil ! »
Est-ce qu’il y a
eu dans l’histoire des contes des sorcières et des diables une de plus
réaliste ? Probablement dans tous ces pays laissés pour compte à la marge
de la communauté des nations, à la marge de l’humanité à proprement
dire !
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